Mario Draghi, ancien Président de la Banque Centrale Européenne (BCE) a remis le 9 septembre 2024 à Ursula Von Der Leyen, Président de la Commission Européenne, un rapport qui a fait du bruit dans le monde de la construction européenne. Mario Draghi alerte les dirigeants qu’après son constat, si ses recommandations n’étaient pas suivies, il prophétise « la lente agonie de l’Europe ». Ce rapport intéresse le monde de la formation, de par la place que l’Europe prend dans les politiques de formation professionnelle, mais surtout, il parle de productivité et de compétences, deux sujets qui interrogent la formation. Le rapport Draghi que certains présentent comme un « électrochoc », va-t-il porter ses fruits dans le monde de la formation et de l’EdTech ? Que penser de ce rapport ? S’agit-il d’une véritable opportunité pour la formation ?
1, Le rapport Draghi
Le point de départ de l’analyse de Mario Draghi est de montrer le décrochage de l’Union Européenne dans l’économie mondiale, l’économiste Joël Ruet parle d’une Europe qui se périphérise. L’écart du PIB de l’Union Européenne et des Etats Unis s’est creusé passant de 15 % en 2002 au profit des Etats Unis, à 30 %. Le différentiel de productivité explique à 72 % l’écart de production. Et l’écart est encore plus fort en matière de deep techs. Ce qui fait dire à certains que l’Europe qui innove a des innovations incrémentales alors que les Etats-Unis des innovations de rupture. Le moment est schumpétérien, c’est la rupture qui fait la différence. La proposition majeure de Mario Draghi est de lancer un plan d’investissement qu’il évalue à 750 voire 800 milliards d’euros par an, soit 4,4 % à 4,7 % du PIB de l’Union Européenne. L’investissement est colossal. A titre de comparaison, le Plan Marshall de reconstruction correspondrait pour en dollars constants à 130 ou 140 milliards de 2015, 5 à 6 fois, mais sur 4 ans (1948-1951). Mario Draghi voit grand parce que l’enjeu est grand.
Certains dans cette grandeur y voient un moment hamiltonnien. L’enjeu est tellement grand que la dimension européenne s’impose. Alexander Hamilton fut le premier secrétaire d’Etat au Trésor des Etats-Unis, il a joué un rôle clé dans la construction de l’Etat fédéral américain en 1789. Il a proposé que le Trésor américain assume l’ensemble des dettes des Etats fédérés quasiment ruinés à la suite de la guerre d’indépendance (1775-1783). Le Trésor a émis des obligations fédérales dotant le gouvernement d’une capacité d’intervention et de coordination des Etats fédérés. Le moment hamiltonnien de Draghi est que face au décrochage mondial l’Europe doit s’organiser pour investir ensemble et rattraper son retard, particulièrement dans le deep tech. A titre de comparaison, pour l’IA France 2023 propose un investissement de 2,5 milliards sur 8 ans, alors que Microsoft annonce investit 80 milliards pour 2025. Pour s’en sortir le moment est peut-être hamiltonien.
La réponse proposée par le Rapport Draghi n’est pas que financière, elle est aussi organisationnelle avec deux propositions : la nomination d’un Vice-président de la Commission à la simplification administrative et la création d’une Agence Européenne de l’Innovation de rupture sur le modèle de la DARPA Américaine. On pourrait aussi rajouter la création d’un statut particulier pour les entreprises européenne, une harmonisation des start-ups. Mario Draghi flèche les secteurs cibles que sont l’énergie, les matériaux critiques, la digitalisation, les technologies de pointe, les industries à forte intensité énergétique, les technologies vertes, l’industrie automobile, la défense, le spatial et l’industrie en général. L’idée est de promouvoir la disruption dans ces secteurs. On pourrait résumer sa stratégie par un choc de simplification à la Française pour favoriser les innovations de rupture.
2, Les compétences dans le rapport
Le Rapport Draghi est officiellement intitulé « Investir dans les compétences et l’éducation : une clé pour une croissance durable et équitable. Autrement dit le Rapport Draghi met l’accent sur le rôle crucial des compétences et de la formation dans le développement économique et durable, notamment les compétences numériques qui sont un levier central pour développer une économie de la connaissance et de la compétence d’avenir. Il constate l’inadéquation entre l’offre et la demande de compétences, ce qui est normal dans un monde en mutation. Que propose le Rapport ? Réformer l’ensemble du système de formation tout au long de la vie en améliorant les programmes et les infrastructures dès l’école avec comme objectif le développement d’une main d’œuvre hautement qualifié, une politique de l’excellence.
Le rapport insiste particulièrement sur l’inclusion, permettre à des populations à faible niveau de compétences d’acquérir le socle de compétence nécessaire à son intégration sociale. La population active en faible et très faible qualification est un levier important pour améliorer la productivité économique de la zone et permettre, en même temps, de réduire les inégalités sociales ainsi que d’assurer la transition écologique. Economique, social, écologique sont le triangle de qualification du Rapport Draghi. C’est l’innovation de rupture qui est appelée de ses vœux dans le domaine de l’EdTech. Quelle forme cela peut-il prendre ? Le Rapport propose différentes propositions avec la création de plateformes numériques européennes, la formation des formateurs, le soutien aux startups avec des incitations fiscales et de créer des laboratoires pédagogiques pour permettent aux startups de devenir des scaleups. L’argent sera là et fléché.
Pour mettre en perspective le Rapport de Mario Draghi, on peut rappeler dans la veine des rapports européens qui ont été mis en œuvre le cas de Stratégie de Lisbonne abordé en mars 2000 et qui avait une véritable ambition européenne « faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde tout en favorisant une croissance durable et une cohésion sociale ». Le Rapport Draghi pourrait très bien reprendre à son compte cet objectif de Lisbonne, ce qui montre une certaine cohérence dans la démarche des connaissances et des compétences de l’Union Européenne. Et pareillement, les moyens ont été mis en œuvre pour donner réalité à cette ambition. Selon les estimations, le montant aurait été de 200 milliards d’euros et c’est sans compter sur les investissements hors programme avec le 7ième programme cadre (2007-2013) qui représente 50 milliards de plus ou d’autres instances européennes comme le FSE qui a participé à la formation. Et toujours pas de leadership…
3, Que faut-il en penser ?
Mario Draghi comme Président de la BCE s’était fait remarqué lors de la crise financière de 2010-2012 par son fameux « quoi qu’il en coûte », rien d’étonnant alors qu’il repropose une politique de fort endettement avec les 800 milliards par an. Dans la géopolitique du Rapport Draghi la France, l’Italie et l’Espagne sont favorable à cet investissement extraordinaire, là où les pays frugaux comme l’Allemagne et les Pays-Bas sont contre. Ces derniers considèrent l’endettement comme une mauvaise gestion. Un endettement dans les investissements de rupture est le gage de gagner plus de croissance dans les années à venir, ce qui est différent d’un endettement dans les frais de fonctionnement. Si l’on regarde dans l’histoire NextGenerationEU en 2020 a proposé un budget de 800 milliards pour des missions équivalentes pour préparer l’avenir et faire face au COVID, aujourd’hui les montants sont toujours en cours de distribution 5 ans après, certains ne le sont toujours pas. Il y a un problème d’efficience dans la gouvernance de la dépense et surtout un problème d’efficacité, il n’y a toujours pas de « Magnifiques » en vue (les 7 Magnigiques : Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla).
La gouvernance fait question. Le Rapport Draghi propose la création d’une DARPA Européenne. Le problème n’est pas institutionnel, mais culturel. La Defense Advanced Research Projects Agency a une organisation américaine avec seulement 220 personnes, dont 100 chefs de projets qui supervisent 250 programmes de recherche. Autrement dit, la DARPA est une agence légère et flexible. Les chefs de projets ont une grande autonomie puisque ce sont eux qui recrutent les experts. Il n’y a au total que 2 niveaux hiérarchiques, ce qui favorise les décisions rapides. Son budget est de 4 milliards pour 2024. L’Agence Européenne de l’Innovation de rupture demandée par Mario Draghi nécessiterait d’être hors Union Européenne qui comme le faisait remarquer le Rapport souffre d’un phénomène bureaucratique qui empêche toute décision rapide et efficace. C’est toujours difficile de faire des innovations de ruptures incrémentales.
C’est une question de volonté politique. On peut rappeler l’exemple de la France qui en 1945 crée le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) qui a su mobiliser les compétences dans des écoles qui n’existaient pas et créer une filière qui a permis la création du premier réacteur raccordé au réseau en 1963. Moins de 20 ans pour créer ex nihilo une filière d’excellence qui a longtemps fait de la France le leader de l’Energie Atomique privé. C’est ce que certains appellent « l’Etat stratège ». C’est l’Etat qui permet le lancement et le développement de l’expertise privé. Elon Musk avec SpaceX a assuré ce premier lancement seul, et ce n’est après que la NASA a investi sur lui pour en faire le leader mondial. Si l’on se permet une transposition avec l’Agence Européenne de l’Innovation de rupture, la France possède avec Kyutai une IA souveraine (recherche et cloud) la gouvernance publique devrait accompagner cette entreprise pour en faire un leader. Ce n’est pas dans la culture de l’Union Européenne. C’est une politique de transformation pour assurer la transformation de nos futurs champions.
Le rapport Draghi est particulièrement intéressant, car c’est un homme de l’intérieur qui parle de transformation. Il connaît bien la maison, cela lui donne la légitimité pour faire entendre sa voix et celle de porter la transformation. Comme les gens de l’intérieur, ils considèrent le problème de façon macroéconomique. Les montants sont cohérents, Open AI voulait lever 7 000 milliards de dollars en 2024. Le problème est celui de la dépense publique, il ne s’agit pas tant de dépenser que d’avoir des résultats, or l’Union Européenne raisonne sur une logique d’efficience et non d’efficacité. Le travail de gouvernance de la dépense n’est pas abordé dans le Rapport, et cela réinterroge sur la capacité de la dépense publique européenne à porter un projet industriel efficace par le haut. Finalement, l’Europe connaît les mêmes interrogations légitimes que tous les Etats membres dont elle est l’émanation.
Fait à Paris, le 21 janvier 2024
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