Apprendre sans savoir

par | 10 juillet 2024 | Ma catégorie

Apprendre et savoir sont souvent considérés comme des frères siamois, tellement les notions sont parentes. Et pourtant, les différences sont là…

Le savoir est une taxonomie sociale, une façon de classer les informations autour d’idées de plus en plus abstraites pour favoriser leur maniement et d’assurer ainsi la construction d’un paradigme dominant, la référence sociale du moment.

Le savoir est une organisation sociale pour transmettre l’organisation des choses.

Former interroge sur la forme que l’on doit transmettre.

Mais aussi sur le choix social du médium de la transmission.

Par exemple, Socrate, dans Phèdre, condamnait l’écriture, qui effectivement permettait une plus grande industrialisation dans la diffusion des savoirs grâce à une plus grande mobilité des tablettes de cire et des papyrus, mais Socrate leur préférait la transmission orale.

Pourquoi condamner le support de l’écriture ?

L’oralité est par définition une présence incarnée, alors que l’écriture est un savoir fossile, une empreinte d’un ancien savoir qui n’est plus, la trace d’une connaissance sans vie, et, suprême argument pédagogique, elle laisse l’apprenant seul face au savoir.

Le savoir a besoin de la saveur de l’autre.

C’est une condition nécessaire, mais non-suffisante.

C’est la polémique entre les socratiques et les sophistes, ces derniers sont étymologiquement les gens de savoir, ce que l’on nommerait aujourd’hui, les experts.

Les sophistes se targuaient de pouvoir transmettre avec efficacité tout et son contraire.

La technique de la rhétorique.

Mais les mots même incarnés doivent être au service d’un projet, pour éviter la rhétorique pour la rhétorique. Chez Socrate, il s’agit du fameux « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux », la connaissance, un savoir qui fait résonnance pour la personne.

La connaissance n’est pas le savoir. Reste à savoir ce que la formation choisie.

Allons plus loin, peut-on apprendre sans savoir ?

Certains le pensent comme les pédagogues du tao par exemple.

Lao Tseu condamne le savoir qui sépare, les mots qui cachent la réalité des choses, l’intellectualisation.

La pédagogie est un chemin qui quitte les savoirs extérieurs pour des savoirs intérieurs.

Jean Baudrillard faisait la différence entre le réel et la réalité. La réalité est l’histoire que la société construit autour des faits qu’elle choisit.

Faire société, c’est construire une histoire qui s’impose à tous, ou du moins au plus grand nombre, c’est l’Empire du Bien-être, imposer un bien pensé par d’autres. Cela pose le problème de l’acceptabilité sociale du Bien-être et le travail de marketing pour performer.

La pédagogie taoïste est une pédagogie du réel.

Accueillir le monde comme il est sans le juger.

« Ne pas savoir est la vraie connaissance. Présumer savoir est une maladie » (Lao Tseu, Livre de la voie et de la vertu).

La connaissance est vivre sans les mots.

Tchouang Tseu disait : « Dire un mot exclut tous les autres, ouvrir un livre ferme tous les autres, penser une seule chose déséquilibre le monde ».

La pensée n’est pas le monde, mais juste une pensée du monde.

Pour Lie Tseu : « Le discours parfait est sans parole » (Traité du vide parfait).

La parole réduit l’homme à sa pensée, mais un homme sans pensée reste un homme tout de même.

Je suis sans avoir besoin d’être défini par soi-même ou par d’autres.

Comment se fait la formation sans parole ?

Par l’exemplarité, sans intentionnalité de transmettre, juste être, et l’autre apprend de ce que je suis.

Matthieu Ricard disait « Le messager est le message » (Transmettre, ce que nous nous apportons les uns aux autres, 2017)

On retrouve le « désir mimétique » de René Girard (La violence et le sacré 1972), le désir de connaissance vient en imitant celui qui connaît.

Un animateur qui excelle dans son domaine, un Maître, va susciter par mimétisme le même désir d’excellence par ses apprenants.

Apprendre sans savoir est une proposition qui s’applique particulièrement bien aux soft skills apprendre la sérénité.

Imagine-t-on un formateur de la gestion du stress stressé ? Quelle serait la réaction des apprenants ?

Avec les soft skills les formateurs qui ne sont pas des donneurs de leçon, doivent être des ambassadeurs de leurs enseignements.

Connaître prend une autre signification pour l’apprenant.

Maître Dogen, fondateur de l’école du Soto zen, avait cette belle formule : « Se connaître, c’est s’oublier. S’oublier, c’est être un avec tout ce qui est ».

La pédagogie de l’apprentissage sans savoir est d’accueillir le monde comme il est, pas comme on le pense.

Angelus Silesius disait : « La rose est sans pourquoi ; elle fleurit parce qu’elle fleurit, n’a de souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit » (Le voyageur chérubinique, 1657).

Le charme de l’homme est de se construire des pourquois, des histoires qui lui permettent d’imaginer, comme aucune autre espère, des utopies et d’y croire au point de les réaliser.

Mais ce faisant, il se coupe de son réel, qui le ressource et lui donne son énergie vitale.

Tirer son talent de ses faiblesses.

Apprendre sans savoir, c’est apprendre sans société, le vieux rêve de toute un partie de la pédagogie (Ivan Illich, Une société sans école, 1970) ou une société fondé sur les personnes, des hommes seuls face à l’ordre de l’univers et des dieux.

Apprendre sans savoir est une ne autre façon de penser la formation.

Reste à savoir ce qui doit faire société.

Henri Lemaître parlait des « correspondances secrètes » entre l’homme et le monde (Les contemporains, 1896) une poésie des choses, ce que Harmut Rosa appelle « la pédagogie de la résonance » (2022) renoue avec la pédagogie sensualiste.

La poésie de la formation.

D’autres proposent une esthétisation de la formation.

La neuroesthétique avec le neurobiologiste Semir Zeki définit le beau comme une fonction qui mettrait le monde extérieur en résonnance avec nos représentations intérieures. La beauté extérieure nous touche à l’intérieur, une harmonie qui fait sens.

L’expérience esthétique serait une nouvelle façon d’apprendre par résonance, se mettre à l’écoute du monde pour construire une harmonie intérieure.

Le bien-être pourrait être la quête de cette harmonie intérieure.

Autrement dit apprendre sans savoir ouvre des perspectives intéressantes qui font du bien-être un acte révolutionnaire : changer le paradigme dominant de la formation.

Fait à Paris, le 10 juillet 2024

@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X (ex-Twitter)

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