Faisons la fête à la formation

par | 17 septembre 2024 | Ma catégorie, Pédagogie, Philosophie

Jamais la fête n’a été autant sollicitée en formation. Les formations deviennent ludiques, joviales, joyeuses, des aventures à vivre… les mots ne manquent plus pour fêter la fête en formation, la littérature en a même fait un concept la learning expérience, la promesse de vivre un moment de fête apprenante. Que faut-il en penser ? Philippe Muray parlait non seulement du fait que dans nos sociétés, l’homme était un homo festivus, mais en plus qu’il aimait fêter la fête, un homo festivus festivus. Le sapiens et le festivus font bon ménage. La fête devient une valeur essentielle à nos sociétés et forcement, la formation n’échappe pas à ce phénomène. Comment la formation devient festive ? Et ce phénomène est-il une mode ou une tendance qui va durablement transformer la formation ? Que faut-il en penser ?

1, Pourquoi faut-il faire la fête ?

La fête en formation est une histoire ancienne. Déjà, Platon dans Philèbe, considérait que l’homme qui ne fait que la fête était une « éponge » à plaisir, une « méduse » émotionnelle, sans le recul de la raison point de fête. Le travail de formation est celui de se mettre en distance de ses émotions pour déterminer le Bien, guider ses choix par la pensée raisonnable. Alors que Théophraste se porte en faux, si l’homme festif doit être une éponge, mais une éponge heureuse, où est le problème ? Le problème de la fête est celui de la maîtrise, ou de l’autonomie, de l’apprenant. On considère l’apprenant comme un être avec une intimité, et que le travail d’apprendre est celui de développer son « maître intérieur », René Descartes renforcera ce paradigme dominant avec la création de l’apprenant comme un homme « dans la forteresse de ses pensées ». Le problème de la raison est pour reprendre le beau titre de Bruno Bettelheim, la forteresse est vide. Et c’est le paradigme de la formation rationnalisante qui est interrogé.

Restons chez les Anciens. Le problème peut se raconter ainsi : lors de la succession du roi de Thèbes, Cadmos, ce fut son petit-fils Penthée qui conformément à la tradition assura la gouvernance de Thèbes. Il était thébains, ce qui n’était pas le cas des autres prétendants, sa nomination ne posa pas de problème. Penthée était l’homme de la situation. C’était ce que l’on pourrait appeler avec une terminologie contemporaine non seulement un technicien de la chose publique, un expert-comptable, mais aussi un bureaucrate. Dans un premier temps la gestion en bon père de famille rationnalisante contenta tout le monde, et la cité avait une économie florissante, tout allait bien dans le meilleur des mondes. Et pourtant, la cité s’ennuyait à en mourir, à tel point qu’elle décida de changer de roi…. et le choix se porta sur Dionysos, le fils Sémélé, la maîtresse de Cadmos. Dionysos était le Dieu de la fête. La fête a supplanté la bonne économie. A rationaliser la raison, on finit par générer un besoin de plus en plus important de faire la fête pour refaire sens. La fête est une façon de lutter contre ce que Max Weber appelait une « génération désenchantée ».

Et la formation dans tout cela ? Comme la gouvernance de Thèbes, elle doit choisir entre Penthée ou Dionysos. Et ce choix à des conséquences très opérationnelles…  une formation qui se bureaucratise va insister sur la standardisation des contenus et des process avec des politiques d’assurance qualité centré sur l’offre, c’est la qualité des connaissances et des compétences qui est au cœur de la gouvernance. L’apprenant n’est pas au centre de la formation, il est standardisée. La théorie du capital humain de Gary Becker (1964) en est une bonne illustration, le choix de formation est rationnalisé au point de calculer un optimum individuel et par extension collectif. Pour construire un vitalisme apprenant, il faut construire des fictions qui résonnent. La libido sciendi, le désir d’apprendre, doit être accompagnée d’une libido sentiendi, la capacité de sentir, et c’est le rôle social de la fête, donner de la saveur au savoir.

2, Comment faire la fête ?

Jean-Jacques Rousseau, le père de l’autonomie éducative, dans la Lettre à d’Alembert (1758) sur l’importance des spectacles, donne une bonne définition de la fête. La liesse affective a un but sortir de la « contrainte » et de « l’intérêt » pour réduire les distances sociales. La fête bouleverse la disponibilité de chacun à tous. Une nouvelle identité sociale devient alors possible. « Toutes les sociétés n’en font qu’une, tout devient commun à tous ». C’est la clé des « peuples heureux ». Il ajoute un point essentiel dans la différence entre la fête et le spectacle. Dans le spectacle, le spectateur est passif, il regarde le spectacle qui est organisé par d’autres. Il y a là sujet à manipulation par les faiseurs de spectacles, distraire les spectateurs pour les éloigner de leur réalité. Jean-Jacques Rousseau rejette l’idée de spectacle au profit des fêtes, faire des spectateurs des acteurs de la fête. La formation spectacle devient une formation festive, reste à la pédagogie à créer ces communions partagées.

Le travail d’organisation de la fête s’inscrit bien avec la montée en puissance de la pairagogie comme paradigme dominant, faire de l’apprenant un acteur qui devient le cœur la pédagogie de pair à pair. Howard Rheingold parle de cette nouvelle révolution sociale (Foule intelligentes, la nouvelle révolution sociale, 2005), une nouvelle sagesse collective issue de l’activité de tous (La sagesse des foules, James Surowski, 2004) : l’apprenant devient le cœur de la formation de la vitalité des formations. Howard Rheingold lance en 2012 le Peeragogy project qui conduit à la création d’un manuel de pairagogie par les pairs, le contenu à apprendre est créer non plus par des experts qui savent, mais par des apprenants qui ignorent. L’apprenant est non seulement acteur de ses apprentissages, mais aussi « auteur » de ses apprentissages pour reprendre le mot d’Ivan Illich. La pédagogie devient bottom up, et la fête joue un rôle essentiel.

Avec la montée en puissance du numérique, on a longtemps cru que la révolution majeure serait celle de la relation apprenante : sortir de la logique du distributeur de formation pour inscrire la prestation dans une relation, ce qui introduit de nouveaux outils de fidélisation que la puissance numérique permet depuis la fin du siècle dernier. La véritable révolution est née de l’offre en 1993 avec l’inflation de la création de contenus. Aujourd’hui, chaque apprenant peut trouver du contenu de bonne qualité gratuitement sur le web. Le problème de la formation change de nature, passant de l’accès à la formation au passage à l’acte. Tout le monde peut tout faire, mais personne ne fera tout, pire la pléthore de possibilité devient un frein à la formation. La fête apprenante joue un rôle dans ce processus. La fête transcende la pensée par la reliance au monde et aux autres. L’apprenant incarne ainsi la motivation de son choix. La fête ouvre une nouvelle posture sociale pour l’apprenant.

3, La nouvelle posture de l’apprenant

Il existe plusieurs façons d’aborder cette situation, nous pouvons partir de la controverse entre deux contemporains Guy Debord et Jean Baudrillard. Dans les deux cas, il s’agit de parler de « La société du spectacle » (1967). Guy Debord considère que le spectacle, comme la fête, n’est pas fait pour amuser, muser, errer sans but, mais à l’instar du poète Juvénal si l’on donne du pain et des jeux aux peuples pour le nourrir et le divertir, l’Empereur peut piloter le peuple. En pédagogie, il s’agit d’amuser de capter l’attention de l’apprenant pour le manipuler et le faire progresser. Certains parlent même de pédagogie du détour, un spectacle, un effet waouh, pour ouvrir les capacités de l’apprenant. La fête permet d’apprendre « à l’insu de son plein gré ». Et c’est là le problème qu’avait noté Aldous Huxley (Le meilleur des mondes, 1931) la fête est comme le Soma, une drogue sociale qui permet de se désinhiber, et au final permet à d’autres de piloter les apprentissages.

Jean Baudrillard a une vision assez différente. Il fait la distinction entre « Simulacres et simulation » (1981), mais le similis que l’on retrouve dans les deux termes en appelle au semblable, au même, autrement dit à faire société. La réalité, qui n’est pas le réel, est une façon pour l’homme de faire commun, une « communauté de destin » dirait Edgar Morin. Reste à écrire le destin, c’est le travail de formation que raconter des histoires où l’apprenant trouvera du sens à sa formation. La grande nouveauté de Jean Baudrillard est que la création du spectacle est aussi horizontale. Chaque apprenant devient le créateur de son propre spectacle. William Shakespeare avait cette belle formule apocryphe : « La vie est un spectacle, autant faire sa propre mise en scène ». Chaque apprenant peut devenir le metteur en scène de son propre spectacle, professional branding. L’apprenant ne prend plus, il produit.

La conséquence est de taille, cela fait émerger une nouvelle autonomie de l’apprenant. Il ne s’agit plus simplement de choisir les formes proposées par ce que la société a préétabli, mais d’ouvrir à la capacité à créer ses propres formes de formation, une anarchie de la formation. Pierre Joseph Proudhon appelle anarchie un gouvernement sans maître ni souverain (Qu’est-ce que la propriété ? 1840), mais pas sans gouvernement… les sociétés émiettées ont besoin de se resocialiser autour de moments sans obligation, c’est là le rôle de la fête, une liesse populaire qui relie les hommes seuls et qui donne l’envie, une incarnation nouvelle des projets. C’est un nouveau contrat social qui renoue avec les pédagogies sensualistes, qui fasse résonnance à l’apprenant en mariant la raison à la résonance comme l’a montré le neuroscientifique Antonio Damasio, la pédagogie devient festive. Aux entreprises de savoir organiser de  belles fêtes pour booster les connaissances et les compétences de ses collaborateurs. Plus que jamais la pédagogie est nécessaire pour piloter l’entreprise apprenante.

Ce qui est difficile à comprendre, c’est que nous assistons à un changement de paradigme au sens de Thomas Khun (1962) dans le monde de la formation. Les forces en présence sont parfois conflictuelles. L’arrière-garde qui défend des idées qui ne veulent pas changer et l’avant-garde qui milite pour de nouvelles formes qui ne sont pas assurées socialement. Cela crée des tensions, mais aussi une certaine liberté d’innovation pour les entreprises qui ont le goût de l’aventure : avoir modestement l’ambition de réinventer le monde des connaissances et des compétences, ainsi que les métiers qui relient l’apprenant au savoir. L’expert-comptable de la formation doit laisser place au créatif de la formation pour que la formation invente aujourd’hui le monde de demain.

Fait à Paris, le 03 septembre 2024

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