Analyse prospective du métier
L’intelligence artificielle générative a fait une entrée spectaculaire dans la société le 30 novembre 2022, avec le lancement de Chat GPT par Open AI. Pour Yann LeCun, c’est le moment où l’IA sort des laboratoires pour entrer dans le social. L’IA générative est un agent conversationnel, elle nous fait la conversation. C’est ce qu’on appelle une deeptech, une technologie de rupture. Et cela touche particulièrement la formation. L’agent conversationnel peut d’ores et déjà devenir un enseignant, un coach, un entraÏneur, un formateur ou un conseiller. Forcement la question de l’impact sur tous les métiers de la formation doit se poser. Quel est l’avenir des animateurs, des pédagogues ou des responsables de formation ? La révolution de l’IA, va-t-elle disruper le métier de responsable de formation ? A-t-il encore un avenir dans l’entreprise ? L’IA interroge, dès aujourd’hui, la GEPC du responsable de formation dans sa dimension prévisionnelle. Que faut-il en penser ?
1, L’IA disrupte les métiers
Selon le FMI (2024), 40 % des emplois mondiaux seront affectés par l’IA d’ici à 2030, et cette proportion devrait atteindre 60 % dans les économies avancées. McKinsey estime que 30 % des heures travaillées pourraiENt être automatisées d’ici 2030, dans moins de 5 ans (A new future of work, 2024). Tyna Eloundou de l’Université de Pennsylvanie (et al., GPTs are GPTs, an early look at the labor market impact potential of LLM, mars 2023) confirme que 80 % de la main d’œuvre mondiale verra au moins 10 % de ses taches impactées par les LLM, et 19 % pourrait subir une transformation profonde de plus de 50 % de leurs activités. PwC va plus loin et parle de 90 % des métiers (AI jobs barometer, 2025). La tendance est posée, même s’il faut tenir compte du fait que souvent, ce sont les cabinets spécialisés dans la transformation qui dramatise le besoin de transformation et son caractère inéluctable, peut-être avec quelques arrières pensées. L’IA est impactante sur les métiers et l’impact commence aujourd’hui.
Quels impacts ? L’impact se fait par innovation incrémentale. L’innovation incrémentale désigne une amélioration progressive du processus sans changer la nature du métier. Il s’agit d’optimiser l’existant. Gilbert Simondon rappelle que toute technique évolue par petits ajustements, des « concrétisations successives » (Du monde d’existence des objets techniques, 1958), qui améliore la cohérence interne du système. L’innovation incrémentale est une transformation douce par des ajustements ponctuels, graduels et négociés. La transformation respecte le paradigme technologique dominant, comme l’appelle Giovanni Dosi. L’innovation se fait dans un cadre préétabli, elle suit l’organisation préexistante. L’IA permet de générer automatiquement des quizz, des analyses de restitutions, des pédagogies nouvelles, des réponses à appel d’offres. L’IA ne rompt pas la chaîne, elle réinvente le maillon. C’est ce que l’on retrouve dans la numérisation de la formation : Edusign réinvente la signature de la feuille de présence, tout comme Zoom réinvente l’enseignement présentiel.
Mais l’innovation peut être disruptive, c’est tout le paradigme qui est remis en cause : former autrement. C’est ce que Dominique Foray et Bengt-Ake Lundvall appellent l’économie industrielle du savoir (L’économie de la connaissance, 2000). C’est la production, la diffusion et l’usage du savoir qui change. L’originalité de leur pensée est qu’elle reprend les travaux de Joseph Schumpeter de « destruction créatrice » (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942) et propose de penser l’industrie du savoir comme on a pu penser l’industrie classique. Sortir de l’artisanat de la formation pour entrer dans son industrialisation. Les startups deeptech de la formation illustrent de ce changement de paradigme, elles proposent de changer le monde. Mais quel monde proposent-elles ? Comment l’IA va-t-elle changer le monde de l’apprenant ou du producteur de formation ? Sam Altman disait qu’avec l’IA, il pourrait exister des licornes à 1 employé, alors une université avec un seul formateur ? La startup devient futurologue, elle réinvente un futur. Le responsable de formation, n’est pas un futurologue, mais un prospectiviste : il ne prévoit pas l’avenir, il le prépare. Alors, comment peut-il préparer son propre futur ?
2, L’IA disrupte le responsable de formation
Le métier de responsable de formation canal historique repose sur « une logique de commande et de conformité » (Alain Meignant, Manager la formation, 1997, 2004), il se définit par un ensemble de fonctions de gestion et de régulation de la formation au sein de l’entreprise : pilotage budgétaire, conformité légale, ingénierie de dispositifs et des coordinations des acteurs internes et externes. Selon Gartner, 38 % des DRH ont déjà expérimenté l’IA générative pour automatiser certaines de ses tâches (AI in HR, 2024). Les agents conversationnels peuvent informer dans la gestion quotidienne du RF : l’informer dans sa veille, synthétiser des rapports, écrire des articles, des mails, coacher, conseiller,… mais avec l’assistant numérique, c’est l’IA qui prend en charge les activités du RF : la planification, la relance, la traçabilité administrative, la recherche et le remplissage de demande de financement,… le RF se trouve doté de plusieurs ouvriers numériques à sa disposition pour faire. Et ce n’est que le début : le RF se trouve dépossédé par la machine plus efficace pour réaliser ses activités canal historiques.
Mais, le métier de responsable touche aussi au management de la pédagogie et de l’animation. L’introduction de l’intelligence artificielle transforme profondément cette dimension. Il se doit d’accompagner l’évolution des autres métiers de la formation. Le pédagogue voir émerger un nouveau rapport au savoir : l’IA devient un partenaire pour concevoir des scénarios, personnaliser les apprentissages, produire des feedbacks automatisés. De son côté, l’animateur s’augmente de l’apport de l’IA qui peut animer lui-même avec la voix ce qui dynamise les animations, elle devient un sparing partner. La grande nouveauté est que l’animateur peut devenir pédagogue. Par exemple, il lui suffit de s’enregistrer avec l’IA pour lui demander de réécrire le book animateur, il en va de même avec le book apprenant. On doit se rappeler que les enquêtes montrent que l’IA est considérée plus empathique et préférée par les usagers que les experts. L’avenir du responsable de formation, que l’on appelle de plus en plus responsable de transformation, n’est-il pas d’accompagner la disparition de ces métiers ?
La question est d’autant plus fine que si l’on suit les sociologues de la formation, la disruption irait plus loin. Les métiers de la formation augmentent leur autonomie de production, mais les apprenants sont aussi partie prenante de la transformation. L’apprenant ne se contente plus de recevoir le savoir : avec l’IA, il construit, sélectionne et reformule selon ses propres besoins, un accompagnement individualisé. Philippe Carré avait cette belle formule : « Tout apprentissage est un acte d’autonomie » (Apprendre à tout âge, 2005), mais cette autonomie devient radicale, produire ses propres savoirs. C’est une liberté nouvelle grâce à l’IA. L’émiettement de l’apprenant ne va pas sans poser des problèmes. Bernard Steigler disait « Quand tout le monde devient formateur de soi-même, la transmission perd son cadre symbolique » (La société automatique, 2015). Cela pose bien des questions, mais cette nouvelle anarchie de la formation donne à l’apprenant un rôle d’auteur (Ivan Illich) : si l’apprenant est autonome radicalement, à quoi peut bien servir un responsable de formation ?
3, A la recherche du responsable de formation perdu
Albert Bandura nous rappelle que la formation est d’abord un apprentissage social (Social learning theory, 1977). Le paradigme de la formation 20ième siècle est l’individualisation, et l’IA est un acteur qui renforce ce paradigme. C’est ce qui pose problème, l’émiettement des apprenants déplace le collectif vers le personnel. Or, comme l’a montré Emile Durkheim : « l’éducation n’est pas l’œuvre d’un individu, mais celle de la société qui se continue en nous » (L’éducation morale, 1922). L’apprenant augmenté dialogue avec l’IA, mais perd la dimension communautaire qui donne le sens et la motivation. Il existe un besoin de proximité pour apprendre. « L’homme postmoderne cherche la chaleur du lien, la proximité du visage et la communion des présences » (Michel Maffesoli, Le temps des tribus, 1988). La formation doit devenir ce moment de proximité, de convivialité partagée, une expérience affective et communautaire. Le responsable de formation est ce créateur de formation qui fait sens et qui sort l’apprenant de son émiettement numérique.
Le responsable de formation devient un créateur de territoires apprenants. Le concept de territoire apprenant a plusieurs définition (https://affen.fr/organisation/territoire-apprenant-ii-le-retour/), on pourrait proposer une définition de Philippe Carré : « apprendre, c’est habiter un espace de relation » (L’apprenance, 2005). Le territoire apprenant est un écosystème vivant, un espace où le savoir se tisse entre les individus, les pratiques et les contextes partagés. Michel Maffesoli parle de « communautés d’émotion » (La connaissance ordinaire, 2014) qui donne un sens à des communautés autour d’une envie partagée, la communauté devient communion apprenante où l’émotion, la confiance, la proximité se transforme en savoir. Béatrice Mabilon-Bonfils parlait de savoir-relations (Alain Jaillet et François Durpaire, Le savoir-relation, 2024). Pour exister, ce territoire a besoin d’un architecte-urbaniste ou d’un paysagiste-concepteur, celui qui le met en œuvre. Ce sera le travail du responsable de formation, créer ces communs apprenants.
Enfin, pour refaire des communs, le travail du responsable de formation sera d’érotiser la formation. « L’éros social est ce qui relie, ce qui met en mouvement » (Michel Maffesoli, La contemplation du monde, 1993). Redonner du désir, de la chaleur et de la présence aux dispositifs de formation. Redonner une fierté de faire ensemble fondée sur la reliance et l’émotion partagée. Le responsable de formation refait société autour de l’apprendre. Il devient le metteur en scène de l’apprentissage collectif, un designer de l’expérience sensible, un ambianceur qui donne envie d’apprendre ensemble. Le responsable de formation devra développer des compétences de marketing et de design. Oliviero Toscani disait que le marketing, c’était « mettre en société ». Le responsable de formation devra mettre en société la formation pour assurer son acceptation sociale. Et comme le temps est à la pairagogie, il devra organiser des fêtes apprenantes au sens de Jean-Jacques Rousseau. Un métier disruptif par rapport au canal historique.
L’avenir du responsable de formation passe par une gestion prospective du métier, comme tous les autres métiers. L’IA pose des questions, reste à proposer des réponses sociales. Claude Dubar disait que « l’identité professionnelle se construit dans la tension entre l’héritage et le projet » (La socialisation, 2000). L’IA nous oblige à sortir de l’héritage pour la projection, mais il s’agit bien d’une tension qui garde les deux bouts de la corde. Si la disruption doit changer toutes les activités du responsable de formation, la transformation passe par la continuité narrative de l’identité professionnelle. « Il faut que tout change pour que rien ne change » (Alain Delon, Le Guépard, 1963). L’identité est ce qui permet à chacun de savoir qu’il est le même, et si le même change d’activité, l’identité demeure et assure une transformation heureuse, car partagée par le groupe. L’IA est finalement un appel à la symbolique du RF éternel.
Fait à Paris, le 30 octobre 2025
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