Sans revenir sur notre article précédent en date du 12 mars 2024 sur la définition des différentes nouvelles générations que ce soient les Z, les Alphas ou les Bêtas dans la formation (https://affen.fr/marketing/les-generations-z-alpha-et-maintenant-beta-en-formation/), il est intéressant d’aller plus loin, pour aborder un angle plus opératoire : qu’est-ce que les nouvelles générations changent dans la pratique de la formation ? Faut-il former différemment les nouvelles générations des générations plus anciennes, autrement dit, faut-il des pédagogies ciblées par génération ou garder une pédagogie universelle qui s’applique à l’ensemble des apprenants ? Comment les entreprises, doivent-elles former les nouvelles générations pour optimiser l’acquisition des compétences ? Qu’est-ce qui change vraiment ?
1, Les changements technologiques
Sans prendre position sur le paradoxe de l’œuf ou de la poule, on peut dire que les nouvelles générations changent la technologie en adoptant des usages particuliers autant que la technologie change les nouvelles générations en imposant de nouvelles fonctionnalités. Retenons la boucle récursive, chère à Edgar Morin, l’un détermine l’autre autant que l’autre détermine l’un. On peut constater que le couple génération technologie a un pouvoir explicatif intéressant pour comprendre les implications dans la formation. Les générations Z sont nées avec la naissance du Web, 1993. Les dates de chaque génération sont sujet à interprétation selon les auteurs, mais 1993 semble correspondre à la majorité des analyses sociologiques, à quelques années près. La génération Z et le web ont permis l’émergence de l’interactivité dans la relation apprenante. Les apprenants ne sont plus infantilisés face au savoir, un enfant est étymologiquement celui qui n’a pas droit à la parole, mais au contraire encouragés à s’exprimer. Les apprenants ont appris à se dire avec les pédagogies 2.0.
Les générations Alpha sont nées autour du début des années 2010, génération que l’on appelle parfois « génération Tiktok » qui est liée à l’émergence des réseaux sociaux et des smartphones. L’Iphone est né en 2007 et sa plateforme d’API en 2008. Les nouvelles générations sont connectées en continu. C’est l’émergence du Mobile learning avec comme innovation pédagogique, l’émergence des communautés apprenantes. Apprendre seul se complexifie par un apprendre seul ensemble, où la communauté joue un rôle dans la progression de l’apprenant. La tiktokisation de la formation se traduit par une nouvelle grammaire, le snack content, et un focus particulier porté sur l’engagement de l’apprenant. Le Learner Generated Content (LGC), l’apprenant qui produit du contenu qui permet à l’ensemble du groupe de construire ses apprentissages. Cela va des challenges apprenants, comme sur Tiktok, à la pairagogie, la pédagogie entre pairs. La pyramide de la pédagogie s’e, trouve inversée, c’est le bottom up qui fait son entrée, partir des apprenants et non des savoirs.
Les générations Bêta, quant à elles, sont nées en 2020 avec la naissance de l’IA générative. Chat GPT est né pour le grand public le 30 novembre 2022. La grande proximité des dates ne permet pas encore une analyse aussi forte des spécificités de cette génération, mais autorise une analyse prospective fondée sur les usages potentiels. L’IA comme agent conversationnel, ouvre une nouvelle posture au savoir. L’apprenant peut 24 heures sur 24 profiter non seulement d’un accès au savoir, mais d’un formateur numérique qui permet d’apprendre à son rythme n’importe quel savoir. L’interaction par la voix, proposée en mai 2024, renforce encore davantage le lien avec la machine, au point que Serge Tisseron parle d’empathie numérique, que l’on constate dans les enquêtes de satisfaction des usagers. Selon les apprentissages, l’apprenant préfère la machine à l’homme. Effectivement, les technologies ouvrent un champ des possibles pour construire de nouvelles formes à la formation que les nouvelles générations acquièrent plus vite que les anciennes.
2, Les changements sociologiques
Le changement majeur de la fin du siècle dernier, avec les générations nouvelles, fut l’émergence de l’émotion dans la formation. On peut rappeler que l’Organisation Scientifique de la Formation (OSF) dominante au 20ième siècle était due à deux composantes majeures : la rationalisation des savoirs issue du scientisme du 19ième siècle comme paradigme dominant et la défiance des partenaires sociaux qui obligeait les entreprises à argumenter explicitement le choix des contenus pour réduire les malentendus. La GCT est née en 1895. Les syndicats révolutionnaires voyaient dans la formation professionnelle une aliénation de la classe ouvrière. La rationalisation des contenus, certains parlent d’ingénierie, a vu ainsi le jour. Mais, comme le disait Max Weber la conséquence de cette rationalisation est de créer des « générations désenchantées ». Avec la fin du 20ième siècle et le changement des postures d’autorité, les nouvelles générations n’acceptaient plus les formations obligatoires pénibles parce qu’elles n’incarnent plus un progrès social perçu par l’apprenant.
Et la science suit le mouvement en explorant la place des émotions dans les comportements humains. Le scientifique Antonio Damasio note « L’erreur de Descartes » (1994) et propose une neuroscience des émotions, une rationalisation des émotions dans le processus d’apprentissage conscient et inconscient. L’apprenant est perçu comme le disait Descartes pour la raison « dans la forteresse » de ses émotions, mais la forteresse n’est pas fermée bien au contraire, elle est ouverte aux communions apprenantes. Les apprenants veulent vivre des liesses apprenantes et la pédagogie se fait affective. Le marketing parle de Learner eXperiences (LX). Faire de la formation des moments à vivre. La conséquence est forte, il ne s’agit plus comme précédemment de se former pour un avenir qui chante avec la fameuse théorie de la sublimation : apprendre dans la douleur aujourd’hui pour en tirer des plaisirs ultérieurs. Les jeunes générations veulent des formations qui assurent un plaisir partagé immédiat. Le plaisir d’apprendre, c’est ici et maintenant. Fini les lendemains qui chantent, la fête doit être faite au moment de la formation. Une nouvelle relation au savoir qui investit davantage l’apprendre que la chose apprise.
Si l’on pousse ce qui est en germe, les nouvelles générations sont particulièrement sensibles à la subjectivité personnelle. Cela peut prendre bien des formes comme « La tyrannie du divertissement » (Olivier Babeau, 2023), l’émotion du plaisir comme sens de vie, certains parlent depuis le COVID de « génération Netflix », vivre la vie des autres à travers les séries et les émotions qu’elles procurent. Le collectif devient aussi subjectif en prônant le respect du ressenti de l’autre. La relation devient empathique, respecter le ressenti de l’autre, voir le protéger, ce que les générations anciennes appellent la dictature des minorités. L’émotion a droit de cité parfois même au détriment de la raison. Emotion et motivation ont une racine commune, le mouvement vient de l’émotion plus que de la raison. Motiver un apprenant nécessite de lui proposer des émotions collectives qui font sens. William Shakespeare avait cette belle citation : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil » (La tempête, 1611). Autrement dit, la raison doit se faire sensible, faire rêver les apprenants pour tisser ensemble un apprentissage partagé. Refaire un progrès social qui fasse rêver les jeunes générations.
3, Que faut-il en penser ?
La pédagogie est un chemin. Il s’agit de faire progresser l’apprenant vers des objectifs prédéterminés que ce soit en matière de connaissance ou de compétence. Pour reprendre la maxime populaire, tous les chemins sont bons pourvu qu’ils mènent aux objectifs pédagogiques. Le numérique offre de nouveaux chemins pour améliorer la performance de la formation. Cette nouvelle liberté pédagogique de choisir réinterroge la transformation de la formation. La première transformation fut de revenir à la sociologie de l’apprenant et de proposer, puisque la data le permet, de « remettre l’apprenant au centre de la formation ». Le changement est majeur dans la représentation de l’apprenant. L’individu apprenant laisse place à la personne apprenante. L’individu, étymologiquement la brique élémentaire d’un système, laisse place à la personne, l’être derrière le masque social avec la subjectivité des sentiments. La définition sociale de l’apprenant s’en trouve ainsi transformée.
La relation apprenante s’est pensée d’abord comme une personnalisation du parcours d’apprentissage, suivre chaque apprenant selon ses spécificités propres, mais cet émiettement des apprenants n’est pas sans poser des questions : l’homme, doit-il apprendre seul, séparé du collectif dans son acquisition de savoir ? Aristote disait que l’homme est un animal social, il ne s’agit pas tant de le séparer que de l’intégrer dans un projet partagé. Les pédagogies par génération peuvent se comprendre comme une archipélisation de la pédagogie refaire du ensemble par génération. Mais cela met-il fin aux pédagogies universelles, celles qui sont utilisée pour l’ensemble et non pour des segments ? Pas forcément, la pédagogie qu’elle soit rationnelle, émotionnelle ou relationnelle est une construction sociale, une fiction que la société impose. Et comme l’a montré Thomas Khun (1962) le paradigme dominant évolue par les jeunes générations qui contestent les anciennes pour faire de la marge le paradigme dominant de demain. Il s’agirait de penser que les générations nouvelles ne sont qu’une façon de régénérer la formation, une transition d’un ancien monde vers un monde nouveau.
La véritable transformation est ailleurs. C’est une nouvelle posture face au savoir. Selon que l’on donne plus d’importance à la révolution technologique ou sociologique, on privilégie une transformation schumpetérienne ou rabelaisienne. La première raisonne sur une durée d’une centaine d’années et la seconde raisonne sur plusieurs siècles. Les nouvelles générations sont les artisans de cette transformation, « destruction créatrice » dirait Joseph Schumpeter. Dans les deux cas, l’accès au savoir est devenu illimité, l’apprenant peut apprendre à volonté, les contenus sont à disposition gratuitement et les agents conversationnels des formateurs numériques permanants. Est-ce la fin de la formation ? Non, bien au contraire, car si l’on peut accéder à tout, encore faut-il le vouloir, et si certains postulent une pulsion à apprendre, la pulsion à former nécessite un travail d’érotisation sociale. La pédagogie, grâce au marketing ou au design de la formation, doit donner envie aux apprenants d’apprendre. La pédagogie se doit de faire des communions apprenantes, refaire du social, redonner du sens. Le savoir devient un prétexte, c’est l’ère de l’apprendre ensemble qui fait sens.
Le travail de l’entreprise est d’organiser ces fêtes apprenantes, au sens de Jean-Jacques Rousseau, pour créer du commun autour des connaissances et des compétences stratégiques. La guerre intergénérationnelle, doit-elle avoir lieu au sein des entreprises ? Les anciens contre les nouveaux ? Si les façons d’apprendre, les finalités personnelles peuvent être différentes selon les générations, l’entreprise est le lieu du rassemblement pour créer un collectif au service d’une culture et d’une stratégie. La proximité apprenante devient un outil pour faire sens quelles que soient les générations. Reste à organiser ces territoires apprenants et c’est là le travail de la pédagogie que de construire une ambition qui fasse « communauté de destin » (Edgar Morin). La formation en entreprise retrouve sa dimension, un moment où l’homme rationnel devient aussi émotionnel et relationnel, une nouvelle fiction de l’apprenant se dessine, la formation rentre dans « l’ère du nous » (Michel Maffesoli). L’entreprise de par son devoir d’opérationnalité est le lieu pour réunir toutes les générations autour de belles aventures apprenantes communes.
Fait à Paris, le 26 novembre 2024
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