ChatGPT est l’application le plus rapidement adoptée par le public. Deux mois après son lancement, le 30 novembre 2022, l’application atteignait les 100 millions de téléchargement, du jamais-vu. C’est une disruption par les usages. Tous les métiers de l’entreprise vont devoir réinventer leurs activités, y compris les métiers de la formation comme nous l’avons vu dans un article précédent (https://affen.fr/pedagogie/lia-va-t-elle-revolutionner-la-formation-enquete-sur-un-bouleversement-en-marche/). La révolution est en marche et est profitable. Mais ce n’est pas sans poser de nombreuses questions. Lors de ma conférence au Salon Solution RH du 20 mars 2025 (https://www.solutions-ressources-humaines.com/), j’ai abordé l’autre versant, le versant des risques possibles. Quels sont les dangers de l’intelligence artificielle dans le monde de la formation ? Comment les entreprises doivent réagir pour anticiper ses risques ? Comment piloter entre risques et performances ?
1, L’externalisation de la mémoire
L’intelligence artificielle est une rupture dans le monde de la formation. Elle est de même nature que le passage des troubadours aux livres. A l’époque, les troubadours apprenaient par cœur des livres entiers pour pouvoir les réciter au sein des cours européennes. Les techniques de mémorisation étaient au cœur de l’apprentissage. Avec l’invention de l’imprimerie par Gutenberg (1450) c’est la mémoire qui était externalisée. Pourquoi apprendre des livres, s’il suffit de les posséder ? C’est la généralisation des bibliothèques comme support de la connaissance. D’ailleurs, Michel Serres considère, que c’est là qu’est née la culture du débat, la confrontation des idées livresques. Avec l’IA générative c’est un agent conversationnel qui répond à notre questionnement au rythme que nous choisissons. Plus besoin que les savants possèdent une bibliothèque, l’IA fait mémoire et permet de répondre en direct live. Le contenu devient un flux, avec une question : faut-il mieux avoir un bon savoir ou une bonne connexion wifi ? Un stock ou un flux ?
Qu’est-ce que cela change ? La neuroscientifique Eleanor Maguire, en 2011, a analysé l’apprentissage du métier de taxi pour des chauffeurs londoniens. Les résultats ont montré que l’apprentissage du nom des rues se traduit par une augmentation significative du volume de l’hippocampe, jusqu’à un doublement. L’hippocampe joue un rôle central dans l’encodage, la consolidation et la récupération des souvenirs que ce soit sur les souvenirs vécus (mémoire épisodique) ou la mémoire déclarative. Apprendre en interne à des conséquences physiques sur la mémoire. A l’inverse l’externalisation à l’effet contraire. Le cerveau humain est paresseux ou efficace. Si la mémoire interne n’est plus sollicitée, la plasticité du cerveau fait qu’il s’adapte. Le fait de ne plus se rappeler les rues, avec l’usage du GPS, se traduit par un effacement de la mémoire. C’est la raison pour laquelle les chauffeurs précautionneux ont deux smartphones. La mémoire non sollicitée s’efface pour libérer de la charge mentale.
La mémoire et l’intelligence ont des rapports complexes. Bien qu’il existe différentes définitions, la mémoire concoure à l’intelligence. Douglass Hofstadter et Emmanuel Sander considère que l’analogie est au cœur de la pensée. L’analogie est un mécanisme fondamental pour comprendre, apprendre et résoudre des problèmes en établissant des liens entre les concepts et les situations. « Toute pensée est analogique » (L’analogie, cœur de la pensée, 2013). Le concept de « maman » représente chez l’enfant sa propre mère, mais au fur et à mesure le concept se généralise, d’abord aux grandes personnes qui s’occupent des autres enfants puis à toutes les formes ce qui inclut la maman des animaux…L’analogie est un moteur pour produire du savoir et de la créativité. La créativité est le brassage des idées pour créer des liens nouveaux, la nuit est ce temps de réorganisation de nos idées et donc de la créativité. Si la mémoire interne est moindre, la capacité de brasser est plus faible, la créativité aussi. L’externalisation de la mémoire, rend-elle idiot ?
2, La délégation numérique
Le 26 février 2025, Amazon lançait Alexa plus, un assistant vocal. Ce sera peut-être le lancement tant attendu de l’IA agentique. On peut lui demander de faire des achats, il scrolle le web pour respecter le budget donné. Dans la course à l’IA autonome, le 6 mars 2025, la start-up Monica AI, lance Manus. Manus est capable de faire des taches plus complexes. Il est capable de planifier et de réaliser des taches en plusieurs étapes sans intervention humaines. L’autonomie est plus forte, car il est multi-agent, il fonctionne avec une équipe d’agent IA, il orchestre la réalisation des projets, mieux, il prend des initiatives pour optimiser le résultat à atteindre. Ces deux exemples ne sont que le début d’une grande évolution, l’autonomie de l’IA. Les concurrents devraient faire aussi leur annonce pour voir qui prendra le lead dans ce domaine. La course est lancée dans ce mouvement de destruction créatrice, un nouveau modèle émerge.
L’homme délègue à la machine, l’exécution de la réalisation de ses projets. Les compétences changent, comme disent les gens du Nord, il y a les « diseux » et les « faiseux ». L’homme dit le faire et la machine exécute, la machine devient ouvrière du travail intellectuel. La machine fait pendant que l’homme pense, les deux progressant dans leur domaine de compétence. Aujourd’hui personne n’aurait l’idée de se priver de la machine pour faire ses calculs. On estime que 40 à 50 % des élèves en fin de scolarité obligatoire ne maîtrise pas les opérations de base de mathématiques sans utiliser la machine à calculer. Le même phénomène devrait voir le jour avec l’IA autonome qui n’est pas qu’ouvrière, elle est aussi conseillère, elle prend des initiatives. Quelle conséquence ? Pour garder son sens critique, l’homme doit construire de nouvelles compétences. Si la machine a accès au livre au point d’en devenir le livre, l’homme se doit d’être le bibliothécaire, connaître la taxonomie des livres, savoir quoi demander à la machine, ce qui ouvre une capacité d’abstraction plus forte pour l’homme et donc un savoir plus important.
Quel est le questionnement ? Matthew Crawford dans « L’éloge du carburateur » (2009) défend l’idée qu’à force de trop intellectualiser le travail, on perd le sens. Il propose de revenir à l’ouvraison, le faire, comme réparer le carburateur de sa moto pour se réincarner dans le monde réel. « Le monde a plus de sens quand on le répare soi-même ». Matthew Crawford a quitté un poste prestigieux dans un think tank pour devenir mécanicien moto. C’est pour lui un retour à une intelligence vraie, une éthique, une valeur existentielle profonde. L’IA développe l’abstraction du travail, le fait de s’écarter de l’action réduit le sens de ce que l’on fait. Matthew Crawford insiste sur le fait que les métiers du savoir et de management sont fragmentés, standardisés ce qui donne le sentiment d’artificialité, une aliénation technique qui dépossède l’ouvrier de son autonomie, tout est déjà pensé, formaté. Il oppose la posture de l’artisan. Artisan étymologiquement celui qui manipule les outils, les ars, mais qui donne aussi artistes, celui qui crée. Michel Maffesoli parlent de la fin de la valeur travail au profit de la valeur création.
3, La nouvelle relation apprenante
Le e-learning est né massivement en 1981 avec l’émergence du PC, Personal Computer. L’apprenant pouvait avoir un ordinateur personnel pour développer une relation apprenante. Cette relation était celle des informaticiens de l’époque, rationalisante, d’où le rejet de cette pratique face au présentiel beaucoup plus incarné. A l’époque, l’apprenant était projectif, aujourd’hui, il est opportuniste. Les temps changent, les machines aussi. Selon Serge Tisseron « L’intelligence artificielle se fait passer pour un humain » (Vivre dans les nouveaux mondes virtuels, 2022). La voix a renforcé le phénomène, la machine simule l’homme de mieux en mieux et développe une empathie numérique, simulation de l’empathie humaine. L’empathie numérique pose un problème, le simulateur est plus séduisant que la réalité, et aujourd’hui les robots humanoïdes ne sont pas encore généralisés. Pourquoi se priver de ce qui pourrait être mon meilleur ami au motif qu’il serait numérique ?
Chaque apprenant pourrait créer son propre GPTs pour personnaliser le LLM. D’autres au contraire comme Caracter.ai, lancé en 2022, propose de créer ses propres personnages pour pouvoir engager la discussion. Le personnage peut être le formateur, le chef, l’apprenant et chacun peut se construire son écosystème apprenant au gré de ses aspirations. L’émotion complète la raison initiale pour la relation apprenante. La simulation est hyperréaliste au sens de Jean Baudrillard. L’apprenant seul peut être plusieurs et surtout très gros avantage, le bot est présent 7 jours sur 7, 24 heures sur 24… pour approximativement 20 € par mois. Qui dit mieux en termes de service ? Une étude (10.1001/jamainternmed.2023.1838 ) fait un comparatif entre ChatGPT et le médecin en 2022, donc ancienne version du LLM, le résultat est saisissant, 78,6 % préfère la machine dans la qualité relationnelle, sur le fond la machine répond 3,6 fois mieux que le médecin et sur l’empathie 10 fois mieux. La machine prend plus soin que l’homme. La conséquence est forte pour la formation.
Les transhumanistes sont très friands de cette relation nouvelle. Ray Kurzweil, fondateur de l’Université de la Singularité, propose de briser les barrières de l’apprentissage en proposant aux apprenants de reprendre le contrôle de leur propre apprentissage. Il estime que la machine sera aussi intelligente que l’homme en 2029 et que la Singularité homme-machine aura lieu en 2045, une intégration entre l’intelligence biologique et artificielle. L’apprenant nouveau sera beaucoup plus performant que l’apprenant canal historique. En juin 2022, Blake Lemoine pensait que Lamda était devenu consciente et demandait à Google de la considérer comme une « collègue ». Apprentissage machine, apprentissage humain même combat ? Face à ce changement de paradigme d’autres alternatives se proposent comme par exemple la low tech qui se propose d’être les luddites du numérique. On peut remarquer que les luddites n’ont pas résisté au progrès technique qui a emporté leur légitimité sociale sur l’autel de la performance. Mais la question demeure de savoir quel homme veut on socialement ?
L’IA est une révolution schumpétérienne, elle permet de faire plus en moins de temps. Cela n’est pas sans poser des questions : que faire du temps économisé ? Michel Serres considère que l’homme pourra se développer dans ce qu’il a de plus beau, d’autres parlent de la Netflix generation avec le binge-watching de gaspiller son temps à regarder des histoires qui distraient. Alain Corbin posait déjà la question au 19ième siècle où l’oisiveté était critiquée au profit des loisirs qui émergeaient. Rien de nouveau avec l’IA. La nouveauté tient plus au besoin de construire des histoires qui inspirent pour fédérer les apprenants autour d’une ambition, mobilisation qui fait sens dans un avenir qui se construit, challenger la performance. Construire des territoires apprenants pour socialiser les apprenants, une communion apprenante qui résonne pour chaque collaborateur. Redonner de la fierté à apprendre. Rendre les hommes meilleurs. L’IA réinterroge la place que l’on donne à l’homme dans les organisations. Au final, il est ironique de voir que l’IA, loin de déshumaniser l’apprenant, l’appelle à plus d’humanité. L’opposition n’est pas forcément là où on l’imaginait…
Fait à Paris, le 25 mars 2025
@StephaneDIEB pour vos commentaires sur X